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L'écrivain se regarde dans ses mots comme dans un miroir qu'il a façonné et poli avant de le tendre à son lecteur... et s'y réfléchir.
Je rêve d'un café, un vrai, arpente la ville en la reniflant, me réapproprier des lieux, des atmosphères, les faire coller à mon histoire, ma toute petite histoire personnelle (et ce matin, pourquoi ce matin ? avec une acuité qui me surprend moi-même, dans chaque tête de passant que je croise, j'en devine une qui palpite), considère un arbre jamais vu, peut-être parce qu'il flambe de toutes ses feuilles, d'ailleurs voilà une des vertus du voyage, me dis-je, rafraîchir le quotidien qu'on ne voit plus à force de l'avoir sous le nez, puis cet amoncellement de déchets au coin d'un immeuble, mais qu'importe, au Japon, impensable, et un oiseau, plus loin une flopée de pigeons dans une tache de lumière, comme s'ils se baignaient, je comprends mieux les touristes japonais qui brandissent devant nos pigeons leurs appareils photos, pas d'oiseaux au Japon, peu, presque pas, du moins dans les villes, sinon des corneilles par centaines, menaçantes et la mélodie entêtante du coucou, omniprésente, à chaque sémaphore pour que les aveugles, (on dit maintenant non-voyants), puissent s'élancer rapidement sur la chaussée, il est bref le temps laissé aux piétons au Japon pour passer d'un trottoir à l'autre, en vagues humaines, au moment où le chant de l'oiseau l'autorise, puis revois ce chauffeur de taxi qui, dans un anglais impeccable raconte son tour du monde, seul, c'est de voir un sac à dos qui le rend loquace, une madeleine pour lui, puis très vite dévide sa vie aventureuse, si loin de cette grégarité nippone qui encombre les préjugés de l'occidental, sa traversée de l'Afrique, toutes ses affaires volées, sourit et montre une cicatrice au poignet, un coup de couteau, ils sont si pauvres dit-il, sans ironie et sans la moindre acrimonie, travelling is beautiful, have a nice stay in Hiroshima, et retourne à sa vie avec ses souvenirs et son taxi, tout ça se bouscule dans ma tête lorsque j'aperçois, distraitement, un encombrement de couvertures dans un abribus, reviens en arrière, et y découvre un visage, et ce visage me bouleverse, je ne peux pas rester là à le contempler, je continue mon chemin, mais dix pas plus loin reviens en arrière, tout doucement, le reconsidère, et repasse encore, et m'agenouille, et photographie, surpris par mon audace, surpris par cette misère qu'à Genève j'avais pourtant déjà côtoyée mais que je ne voyais déjà plus...
Genève à 14 heures 12, un 25 octobre...
Le Japon ?
Un chapelet d'images accrochées à la queue de mon cerf-volant...
"May our goods bring you happiness and good fortune"
Slogan cueilli au-dessus d'un rayon des grands magasins Daimaru
Au Japon, électrifier le chaos est un art qui peut rivaliser avec l'ikebana, l'origami et même le haïkaï...
En 1890, Mitsubishi entreprend l'extraction de charbon sous l'île de Hashima et va en extraire 16 millions de tonnes. 5'800 personnes vont loger sur ce caillou de 480 mètres par 160 sous lequel des galeries descendent à plus de mille mètres sous la mer. On construit d'énormes brises-vagues pour protéger les immeubles des typhons.
En 1974 l'île est abandonnée et pendant plusieurs années interdite d'abordage, mais les typhons s'en moquent et lâ??ébranlent. Et voilà que cet héritage industriel que la mer réclame est à nouveau ouvert au public. Les bateaux, petits et gros, patientent devant le seul débarcadère de Gunkanjima (the Battle Ship, parce que l'île ressemble de loin à un destroyer) et nous nous extasions avec des Oh ! et de Ah ! devant cette bataille que livre la mer à l'homme...
Vu une vieille femme applaudir avec une verve de jeune fille un dragon danser pour elle.
Plantation de cure-dents dans la mer d'Ariake.
Un daim mange les paysages superbes qui ornent le dépliant que l'office du tourisme distribue aux visiteurs. Inutile de le lui arracher de la gueule, de le raisonner avec un morceau de pain, il ne cèdera pas.
L'île de Miyajima est l'un des trois plus beaux sites du Japon proclame avec raison le dépliant.
Sur les flancs du Mont Misen, qui culmine à 535, brûle une flamme que Kobo Daishi alluma il y a mille deux cents ans.
...
Superbe !
Des centaines de gouttes d'eau, perles de rosée couleur mercure, suintent du sol comme d'une épiderme, enflent et décident de manière totalement inattendue de se mettre en mouvement, mouvement qui nous fait réaliser que le sol du bâtiment est parsemé d'imperceptibles dénivelés. En glissant les gouttes se tamponnent, s'agrègent, s'alourdissent, accélèrent et en emportent d'autres, qui semblent attendre. On voit alors un serpent d'argent se faufiler sur le sol poursuivi par une horde de petits spermatozoïdes qui soudain s'étiolent dans leurs courses et finissent en flaque. Flaque qui vibre, prend une forme de demi lune, hésite et se remet en route vers ailleurs.
Une trentaine de visiteurs éparpillés dans l'immense bâtiment de Ryue Nishizawa contemplent ces mouvements d'eau, certains sont hébétés, d'autres méditent peut-être alors que quelques uns rampent au sol comme des enfants... mais sans bruits. Deux grandes ouvertures laissent entrer le vent, la lumière, sous cet immense voile de béton posé dans la nature.
J'ai d'abord lu Fuck Zen. Ça m'a intrigué puis beaucoup amusé. Ai trouvé ce jeune rebelle très courageux. Lui ai demandé de poser. Il a alors pudiquement caché son doigt derrière sa main pour vite le découvrir, le temps d'une image. Ce n'est que bien plus tard que j'ai vu que c'est à Ken qu'il en voulait. Faudra que je change mes dioptries.
La tête de la queue...
Circulez, ne pas toucher, restez sur le chemin, merci pour votre coopération, enlevez vos chaussures s'il vous plaît, merci de ne pas toucher le mur, faites la queue, s'il vous plaît, merci de votre compréhension, merci de votre compréhension...
Jamais vu autant de queues. Immobiles, disciplinées, silencieuses, ordonnées, alignées. Pour retirer un billet qui va vous permettre d'en acheter un dans deux heures et quart, et refaire la queue. Pour pénétrer dans l'œuvre du grand prêtre-architecte Tadao Ando et ensuite refaire la queue devant la chapelle Monet, puis requeue pour Wharol, après ça on ira en petits groupes révérer James Turrell sans oublier d'enlever ses pompes.
L'avantage de la gestion du public à la japonaise c'est la qualité de confort devant les œuvres... et d'évincer les râleurs. Ils ne tiendraient pas plus de dix minutes.
Vu aujourd'hui une dame extraire de son sac une bouteille d'eau et rincer le lampadaire contre lequel son chien venait de pisser.
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Vu un couple se faire photographier leurs promesses.
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Vu une grue faire la cour à une grue très bruyamment et changer d'avis subitement.
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Vu un chef de gare faire ses salutations au Shinkansen à son entrée en gare.
10/10/13 11'037 pas
Vu le vent courir sur l'eau
après l'ombre d'un poisson-chat.
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Juste un peu plus loin, dans les somptueux jardins de la demeure d'un acteur du cinéma muet du siècle passé...
...entendu un asiatique raconter à un autre comme lui, avec l'accent tonitruant nord-américain, comment, pas plus tard que hier soir, il a dépensé three hundred dollars pour une bouteille de vin français. Puis n'ayant plus rien à se dire après cette bruyante révélation, chacun plongea dans le puits sans fond de son Smartphone.
A quelques pas de là, un peu plus tard, vu le jardin où Bashô (1644-1695) et Kyorai dissolvaient leurs egos dans le peu en écrivant des Haïkus :
Belle-du-Matin
Ignore superbement
Les beuveries.â?¨
Bashô
Dans le bar à chats, une ambiance un poil bordel quand-même...
Merveilleux Kami Shibaïste (...). Montreur d'images itinérant qui transporte son théâtre sur une bicyclette. Ils étaient plus de cinquante mille avant la fin des années soixante, avant que la TV n'ait raison d'eux et en fasse des animations de Musées.
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Pour une quinzaine de francs on peut boire un verre dans un bar à chats. C'est une maison close par une double porte pour éviter que les minous se fassent la malle. Une boisson, genre soda, est comprise dans la prestation. Ceux qui souhaitent un café payent un supplément. On peut prolonger son temps de caresses par tranche de dix minutes. Si d'aventure on colle son nez contre la vitrine de cet établissement très particulier, on aura peu de chance d'y apercevoir un homme : le bar n'est bondé que de femmes et de chats.
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La police a mis en place une opération d'envergure nationale pour interpeller les mineurs qui vendent leurs sous-vêtements maculés par leurs intimes sécrétions. Ce trafic second-hand boume sur internet et les flics se font passer pour des alléchés pour coincer ainsi les mômes qui se garnissent la crousille. Et les verbalisent pour que les parents se rendent compte que l'innocence, (comme la fleur du cerisier) est une ode à l'impermanence.
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Ce monde de rosée / est un monde de rosée / et pourtant pourtant...
Issa Kobayashi
Graphiste (harnaché d'un appareil numérique) photographiant un jardin Zen au Polaroïd SX70.
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Rencontre d'un trésor national vivant : Philippe Neeser. Cérémonie du thé, boeuf de d'Omi. viande sans égal. "Je souhaiterais être réincarné en boeuf d'Omi pour être encore apprécié après ma mort."
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Jazz à tous les étages.
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Père à mes côtés
J'aimerais voir se lever l'aube
Sur les champs verts
Issa Kobayashi
Au Japon un fruit parfait peut valoir une fortune. On en trouve dans des épiceries dont les prix rivalisent avec ceux de certaines bijouteries. Les fameuses grappes de raisins de la province d'Ishikawa peuvent atteindre 400'000 yens, soit plus de 4'200 francs. Une pêche blanche, grosse comme un melon, coûtera entre 25 et 35 francs, alors qu'un melon d'une rondeur lunaire se négociera entre 50 et 150 francs.
-Mais pourquoi ces fruits-bijoux sont-ils si coûteux ?
-Parce qu'on les fait pousser avec beaucoup d'amour et que les serres des primeurs sont parfaitement gérées par informatique.
"Qu'est-ce que la beauté ?" La quête d'une vie du philosophe D.T. Suzuki