GE - Une photo par jour

Cologny - 07 heures 42

Le samedi, parfois, café-croissant dans une boulangerie sur la route de mon travail. J'y retrouve des habitués pliés sur leur journal qui renvoient à mon bonjour un bonjour marmonné pareil à celui que je dispense au prochain client arrivé. 

 

La serveuse me sert sans me demander ce que je veux, supputant que je tiens à mes habitudes, sporadiques d'ailleurs, en glissant sans un mot de la machine à café vers ma table. Je la gratifie d'un merci dont je ne sais même pas s'il est arrivé à destination - elle est déjà affairée ailleurs et moi dans le journal : 

 

 

... L'annonce du magistrat a été accueillie par un «yes!» sonore d'amis d'Oscar Pistorius, avant que l'athlète ne quitte la salle, pris de sanglots. Ses proches se sont ensuite étreints et ont formé un cercle, visiblement pour prier. Des membres de la famille de Reeva Steenkamp, la victime, sont restés interdits. 

 

J'enchaîne sur une interview de Bob Wilson par Katia Berger (la fille de John, l'écrivain), arrive un couple d'habitués, même scénario, pas un mot de la serveuse. Je replonge dans le journal : 

 

Que permet le silence au théâtre? 

 

On cantonne trop souvent le jeu d'acteur à son usage de la parole. Si on s'inspire de l'opéra de Pékin, du théâtre Nô, de ce qui se fait en Inde ou à Java, on découvre qu'il existe 250 manières de bouger les yeux. J'ai travaillé avec une star de l'opéra de Taipei qui m'a dit connaître 700 façons différentes de bouger la manche de son costume. Voilà ce qu'est le langage théâtral! 

 

Bob Wilson met en scène Beckett à Genève, on m'a proposé une place, flûte, et j'ai décliné. Je viens d'ailleurs juste de terminer un livre d'entretiens entre Charles Juliet et l'irlandais, d'assister, dans la foulée, à une pièce écrite par Tahar Benjelloun sur une fictive rencontre, à Tanger, entre Samuel Beckett et Jean Genet qui attendent - dans le style Godot - Giacometti en s'astiquant brillamment les neurones. 

 

Le pain sec sur lequel Beckett tartine ses mots me laisse sur ma faim même si je comprends son insoumission à la tyrannie de la rhétorique, du beau, du sens, de l'ornement, etc... C'est un explorateur de la sécheresse qui donne ses lettres de noblesse au mot lapidaire - mais ça m'ennuie, me murmure-je, et recommande un croissant au beurre. 

 

Mange, feuillette et paye. 

 

-Au revoir ! 

-... 

 

Moins deux degrés devant la boulangerie, je me casque, me gante. Arrive une dame, espagnole ou portugaise, en uniforme d'employée de maison enveloppée dans une courte doudoune marron. On s'est déjà croisés, à chaque fois au moment de sortir de la boulangerie et à chaque fois elle glisse ses piécettes dans la caisse à journaux et va acheter une baguette de pain. Cette involontaire synchronisation de deux mondes inconnus l'un de l'autre m'amuse autant que me fascine sa répétition. Mais qui est donc celui ou celle qui envoie sa soubrette chercher le pain et le journal le samedi matin ?  

 

Dans quel monde vit-il ? Et Pistorius, pourquoi a-t-il tiré sur la porte de sa salle de bain ? Et cette serveuse pourquoi ne prononce-t-elle jamais les mots bonjour et merci ? Et cette femme de chambre a-t-elle lu Godot ? En portugais ? Peut-on lire Godot en portugais ? Je la contemple enfiler les piécettes avec application. Ça dure une éternité. Du Beckett ? Mis en scène par Wilson ? Ils sont en tous les cas dans le journal que va apporter la femme à son employeur. 

 

Je me dégante sors mon appareil photo, déteste photographier les gens de dos, mais vais le faire, dois le faire pour répondre par l'image à toute cette bousculade d'interrogations. 

 

Trop tard ! La scène est vide. 

 

Ne reste qu'une orange posée sur une poubelle.

[Francis Traunig]

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