GE
Ce château parait jaillir d'une main qui le serre à sa base et l'empêche de grandir normalement. Chaque pierre déborde de celle d'en dessous. Une unique petite meurtrière entaille la muraille, mince et aiguë comme un visage de mourant. Au centre de l'entaille pourtant on s'enfonce dans une ombre tendre qui m'attire ...
[]
La porte s'ouvre. Personne ? Ah si, un morceau de tablier blanc se cache presque. Je l'ai vu bouger.
On me fait entrer.
Alors il me faut mettre des gouttes dans mon oeil.
Avec le tablier blanc et les cheveux tirés on croirait une poupée de bakélite froide.
Fermez ! Il faut que la pupille se dilate.
Il aurait peut-être fallu faire bonjour en entrant. J'aurais pu tomber amoureux de la chose de bakélite rose ?
[]
Sur cette eau attirante flotte un bateau arrêté. Il n'est pas vide.
Maintenant il faut que je m'avoue quelque chose. Oui c'est bien ça, j'ai tiré contre la barque. Afin qu'elle ne cesse pas de sombrer.
Est-ce à cause de la femme que je devinais parmi les corps ? Les corps doivent-ils sombrer ?
Je m'approche de la barque. Des humains aux airs sévères restent assis autour de moi. Je m'approche de la barque. Les corps coulent lentement.
Le monde, ou les oiseaux, fondent sur moi mais ne me touchent pas.
Aucun contact.
[]
Cloak et Atlas et Diba sont sur nous.
Il n'y a pas de cape pour notre nudité. Nos cheveux sont comme une chaîne courbée.
Ils sont pris dans un noeud, il nous peignent les épaules couleur de l'extrême angoisse.
[]
J'ai enjambé une flaque d'eau, j'ai craché contre le mur avant d'entrer. J'ai serré la cravate, j'ai boutonné le veston.
[]
Je parle à une personne kurde, je réponds
à une personne en turkmène "Gh. Sugar"
et en réponse à une autre personne je dis
à Balochi "gentillesse" ! Mon corps est
rempli d'amour. Un amour à la mesure
de tout l'Iran. Un amour à la mesure
de toutes les bonnes et mauvaises
personnes que j'ai vues en chemin.
[]
Ils en sont à la restauration des balcons.
Depuis ma cuisine au petit déjeuner, ou quand je travaille sur ma table, cette présence des travaux me communique une certaine fiction mystérieuse, comme un théâtre - en répétition ou alors le vrai spectacle qui se jouerait pour moi seule.
J'ai beau me concentrer sur ce que je fais, c'est une sorte d'imaginaire en double qui est toujours là, et mène sa vie discrètement mais avec insistance.
Le béton des balustrades a été troué et arraché dans ses parties endommagées, les fers à béton sont à nu, rouillés, il y a des déchets de béton un peu partout ... A chaque fois, hors de mon contrôle, je remarque que je pense à Belgrade en guerre.
Pourquoi Belgrade ? Je me dis que c'était proche de nous, géographiquement, c'était comme si vraiment ça pouvait nous arriver à nous.
Mais ici, le côté dramatique a été supprimé, c'est une fiction. C'est comme un film, ça me donne du plaisir.
[]
Oui pourquoi ont-ils mis votre nom
sur l'horloge ? Qui l'a mis ? Mon père,
bien regarder est une chose importante.
Je ne l'ai pas réparé moi-même. C'était le
travail d'un horloger pour la réparer. En
fait, toute notre maison était pleine
d'horloges ... D'abord il a mis mon nom,
puis il a remis la montre en marche. Et toi
maintenant? - Aimez-vous une montre?
Avez-vous au moins une montre? Je
n'aime pas du tout ... Quand je fais mon
travail mes amis disent que le temps est
fini sinon je travaille tout le temps. A la
maison ils demandent quelle heure
est-il ... (Silence) Je déteste le temps et
l'horloge du tout ... - Avez-vous déjà
demandé l'heure qu'il était ? - Jamais ...
Je n'aime pas du tout l'horloge. Il ne
savait pas quel âge il avait, et il ne savait
pas quel jour, mois ou année c'était, il ne
demande jamais ou ne voit jamais
l'horloge. Un garçon nommé horloge
dans le nulle part du temps.
[]
La maison je la trouve haute et ornée. J'y entre parfois et j'observe les tapis rouges, les hautes horloges, les décorations de fruits artificiels. Je suis attendu dirait-on.
Nous montons.
Dans la petite et longue chambre, une musique se met à jouer, elle nous cache le silence.
[]
Je vais chercher mon chapeau turquoise de l'étagère. Je le mets sur ma tête. Ma serviette tombe de mon corps. C'est une serviette en coton tissée à la main qu'on dit de Gannabad.
Considérant la serviette Ganabadi tombée par terre, je ne suis plus autre chose que ce corps de Ganabad, ce corps qui est un enfant de six ans qui erre ici et là.
Alors je pense que mon chapeau turquoise me va plus que jamais. Et je me souviens que j'avais un autre chapeau aussi. Mala à Saravan Baloutchistan me l'avait donné !
[]
Felicia
Est-ce qu'elle va vraiment dans des cafés ?
Est-ce vraiment vrai tout ce qu'elle raconte ?
Je voudrais savoir pourquoi elle danse.
Je voudrais savoir pourquoi elle rit.
Je voudrais savoir pourquoi elle se croit belle.
En vérité ça n'est pas mon histoire. Je m'en fous.
Je veux pas le savoir.
Je trouve que c'est vraiment une fille qu'on doit utiliser.
Ça doit être facile de lui faire peur.
Il faut qu'elle soit ici et c'est tout.
Moi je voudrai pas être elle.
[]...
Boules bleues
Des boules dansent autour de moi. A une vitesse folle. Partout des boules. Des boules bleues. Avec un peu de vert et un peu de jaune. Et avec des becs si longs.
Avec des becs si minces qu'ils semblent courbés par le vent.
Je vise une de ces boules. L'eau verte se couvre de rides.
Je vise encore une des boules. Comme ces becs sont longs. Je vise et à chaque fois leur vol termine sa ligne par une courbe. Puis l'eau sombre se bouscule en fuyant.
Comme ces becs doivent être durs.
Si je vise mal, comme le bec sera dur. Le ciel est profond et fermé contre l'eau.
Si je n'arrête pas de viser, ils se jetteront tous sur moi. il y en a tellement. Partout je sens des vols. Vols comme celui d'un planeur. Sans effort.
Comme une pierre qui tombe sans effort.
[]
Ma chambre est un désert de ténèbres. Tout est devenu large sur son plancher.
L'ours en bois que Soursh m'a offert il y a quelques mois regarde mes pots et sourit.
Je n'arrête pas de me dire "ce que tu sépares et répands ne se rassemblera plus".
Et j'essaie de mettre mon pied au bon endroit, parmi tous ces porcelets vivants.
Enfin j'arrive à ma bibliothèque.
[]
Felicia
Tu sais, ici on est toutes un peu jalouses d'elle.
Je me demande avec qui elle danse.
J'ose pas la toucher.
Je n'ai rien à lui dire.
Après tout ça ne m'intéresse pas.
Je sais vraiment pas ce qu'on aurait envie de faire avec elle.
Si on a le malheur de rire avec elle, elle est contente.
Et elle revient vers toi et tout recommence.
Je me demande vraiment avec qui elle danse.
[]